Trouve-t-on encore du tabac dans le Connecticut ?
Réputé pour la qualité de ses feuilles de cape, l’État américain n’abrite plus guère que quelques dizaines d’hectares de plantations de tabac.
Deux heures de route séparent la grouillante New York de la quiétude de Windsor, petite bourgade du Connecticut. Mais faire le déplacement, c’est comme passer dans une autre dimension. Abandonner le bruit, la saleté, l’agitation, pour embrasser la chaleur, la quiétude, l’abondance… Au bord d’une route prolongée par un court chemin boueux, quelques granges fatiguées peintes en rouge et, autour, des hommes et des femmes qui travaillent, venus du cru comme de plus loin, de la Jamaïque. En cette fin d’été, c’est l’heure des récoltes et c’est toute une fourmilière qui se presse dans les champs. Ici, la culture du tabac est une tradition solide même si elle est désormais très fragilisée par la concurrence de l’Équateur, du Mexique et du Brésil. « Le sol de la Tobacco Valley du Connecticut jouit d’un terreau sableux qui offre un bon drainage et un bon pH pour la culture du tabac », explique Ernest Gocaj, directeur de l’approvisionnement de la General Cigar Company, filiale américaine du Scandinavian Tobacco Group. Cet ancien professeur d’économie agricole y travaille depuis son arrivée de Tirana en 1998. Passionné par le tabac du Connecticut, l’homme, qui parcourt aujourd’hui le monde à la recherche des feuilles les plus rares, est en contact permanent avec des exploitants indépendants et travaille à développer de nouvelles méthodes de culture, connaît bien cette terre du nord-est des États-Unis. Il poursuit : « Le tabac est cultivé le long de la rivière où le microclimat, la chaleur et l’humidité pendant la saison de croissance créent des conditions idéales. »
La récolte à la « lance »
La ferme visitée – propriété des deux frères Markowski, de sympathiques bûcheurs recuits au soleil du Connecticut – fait partie d’une coopérative, la Windsor Shade Tobacco Company, qui compte huit exploitations au total. Entre la Windsor Shade et la General Cigar Company, c’est une histoire qui dure : leur collaboration est née il y a plus de trente ans. La GCC, elle, est présente dans le Connecticut depuis plus de cinquante ans. Ce sont trois tabacs différents qui sont récoltés ici : le Connecticut shade grown (100 tonnes/an), le Connecticut havana (70 t/an) et, au sommet, le Connecticut broadleaf (plus de 1 800 t/an). Ce dernier est utilisé, par exemple, pour la cape des Macanudo Inspirado Black. Détail intéressant : lors de la récolte, les pieds de tabac sont littéralement « embrochés », à l’aide d’un embout en fer, sur de longs portants de bois. Ainsi rassemblés, ils sont rapidement transportés par camion vers les séchoirs. Une routine en soi. Mais ce type de récolte, nous explique Stijn Elbersen, du Scandinavian Tobacco Group : « En procédant ainsi, à l’aide de cette lance, vous accélérez le mûrissement pendant la période de jaunissement des feuilles de tabac – le moment où la majeure partie de leur goût se fixe. Lorsque le plant est éventré, percé par le milieu, le tabac sèche normalement et il n’y a pas d’accumulation d’humidité dans le séchoir. » Un taux d’humidité élevé dans les granges de séchage, en particulier pendant la phase de jaunissement, empêcherait en effet la transformation de l’amidon en sucres réducteurs et aurait donc un impact sur le goût du tabac.
Une concurrence féroce
Dans les granges de séchage, un détail interpelle. Les frères Markowski ont fait fabriquer par un de leurs amis bricoleurs des sortes de petits réchauds de métal pour accélérer le processus. La chaleur est douce dans cet endroit quasi vétuste. Ici, ni surveillance électronique ni caméra. « Nous nous relayons, avec nos employés, pour vérifier le bon déroulement du séchage. Nos caméras, ce sont nos yeux », confie l’aîné des deux frères.
La fin de cette balade sur la terre du cigare états-unien se joue sur un air en crève-cœur. Le tabac récolté au Connecticut subit aujourd’hui de plein fouet la concurrence de pays d’Amérique latine où la main-d’œuvre est de beaucoup moins chère, quasiment incomparable. Le destin de la Windsor Shade Tobacco Company est lié à celui de manufactures soucieuses de fournir des tabacs de grande qualité à leurs clients. Presque une danseuse que ces capes cultivées dans la Tobacco Valley ! Le tabac du Connecticut serait-il donc en péril ? « La différence du coût du travail entre les États-Unis et l’Amérique centrale rend la compétition très difficile pour nous sur le marché du cigare fait machine, explique Jean-Marc Bade, directeur général de la Windsor Shade Tobacco depuis 1994. Mais nous nous en sortons mieux pour les cigares faits main. »
Moins optimiste, Ernest Gocaj a bien du mal à entrevoir sereinement l’avenir de la production de capes dans sa vallée : « Le Connecticut shade produit en Équateur a un impact direct sur notre zone de production. De plus en plus de producteurs se lancent dans la culture de ce tabac en Équateur, mais également au Honduras, et au Brésil. C’est simple : la superficie de Connecticut shade grown produit dans le Connecticut diminue chaque année. En 2018, 50 hectares seulement ont été cultivés. Nous sommes aujourd’hui très loin des 12 000 hectares qui poussaient ici au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ! »
Jean-Pascal Grosso
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