« On a toujours l’air con sur un tournage avec un gros cigare… » Rithy Panh
À cinquante-cinq ans, Rithy Panh, le réalisateur des documentaires Exil et La France est notre patrie, poursuit une carrière fortement marquée par son enfance sous le joug khmer rouge. Mais le cinéaste est aussi un passionné de la vie et de ses plaisirs, comme celui du cigare. Parmi ses nombreux rêves figure celui de visiter La Havane et de faire rouler un cigare au Cambodge…
Propos recueillis par Jean-Pascal Grosso – Photos Capucine Bailly
Diplômé de l’Idhec (aujourd’hui, la Femis), Rithy Panh se fait pour la première fois remarquer avec Site 2 – Aux abords des frontières en 1989. Dix ans auparavant, il parvenait à fuir son pays natal, le Cambodge, rendu exsangue par la folie communiste du régime khmer rouge. Après un an passé dans un camp de réfugiés en Thaïlande, il rejoint la France.
Les Gens de la rizière (1994), Bophana, une tragédie cambodgienne (1996), Un soir après la guerre (1997), S-21, la machine de mort khmère rouge (2002), Un barrage contre le Pacifique (2008)… Que ce soit dans l’art du documentaire ou dans celui de la fiction, Rithy Panh s’évertue à s’approcher au plus près de la vérité. Son œuvre est hantée par les fantômes de son passé – il a perdu ses parents et une partie de sa famille dans les geôles des Khmers rouges – et il se veut le passeur d’une histoire et d’une douleur toujours très vives au Cambodge. Que ses films servent aux jeunes générations à retrouver la paix et à ainsi « tourner la page », tel est son credo. « Le reste n’est que paroles », insiste ce conteur partagé entre deux cultures. Si le cinéma est sa première passion, il en nourrit une seconde pour le cigare.
L’Amateur de Cigare : Quel souvenir gardez-vous de votre fuite du Cambodge, adolescent, en 1979 ?
Rithy Panh : C’est toujours très vivace. Nous avions traversé beaucoup de montagnes, on ne voyait même pas le soleil. Nous étions trois colonnes, totalement perdues – la mienne a réussi à passer mais les deux autres sont tombées dans les pièges tendus par les Khmers rouges, les gens ont été tués par des mines ou arrêtés puis déportés. Nous nous sommes enfoncés dans la forêt. L’un d’entre nous montait au sommet des arbres pour voir où était le soleil. Nous mettions alors le cap vers l’ouest. Puis, nous avons commencé à croiser de plus en plus de Thaïlandaises qui nous vendaient de la nourriture contre le peu d’argent ou les bijoux qui nous restaient encore. Et, soudain, nous sommes arrivés sur une route et je me rappelle avoir senti l’odeur des pots d’échappement : nous étions de retour à la « civilisation ».
L’ADC : Même si vous refusez de devenir « le spécialiste cinématographique de la question khmère rouge », celle-ci n’est-elle pas pour vous une obsession ?
Non. Mais y revenir a été pour moi une nécessité. Ce n’est pas moi qui me répète, c’est l’histoire. Avant le Cambodge, il y a eu les Arméniens, puis les Juifs d’Europe. Après, le Rwanda, la Bosnie, etc. Aujourd’hui, voir les gens qui prennent le bateau pour fuir la Syrie me ramène à mon passé. Moi, je n’ai pas fui par la mer, mais j’imagine que leur terreur est égale à celle que j’ai pu ressentir à l’époque. La forêt, c’est une autre forme d’océan avec ses propres dangers.
L’ADC : Comment expliquer un tel investissement de votre part ?
Peut-être qu’à force de tourner sur ce sujet, le poids du souvenir disparaîtra. Peut-être qu’un jour je serai pacifié. On m’a beaucoup reproché mes films à un moment donné. Des idiots parlaient de « filon ». C’est injurieux. De plus en plus souvent, les gens perdent le sens de la mesure. Un tel sujet, vous ne pouvez pas vous y lancer avec calcul ou légèreté, ni ne l’aborder qu’une seule fois. Vous pouvez ne faire qu’un unique film si ce n’est pas votre histoire, puis aller voir ailleurs. Moi, il faut que je creuse, que je fouille. Je ne peux pas faire autrement. Regardez Claude Lanzmann : la Shoah a été le sujet de sa vie…
L’ADC : Il y a cette formule, très politicienne, du « devoir de mémoire »…
Pour moi, ce n’est pas un devoir mais un travail. Personne ne m’oblige à le faire.
L’ADC : Dans les grandes villes cambodgiennes, il existe toute une littérature sur le cataclysme khmer rouge, en français et en anglais, presque de contrebande, proposée aux touristes dans les rues. Ces livres intéressent-ils les Cambodgiens eux-mêmes
Certains de ces livres sont bons, voire très bons, mais la plupart ont été écrits par des historiens ou des journalistes étrangers. Or le Cambodge a besoin du point de vue historique de son peuple. Au cinéma, j’ai été seul à faire ce travail au départ. Venir d’un pays qui a été vidé de ses artistes, de ses intellectuels, et se lancer dans un tel projet, c’était une responsabilité à assumer. J’ai mis tout mon être, toute ma personne en jeu, pour parler de cette histoire qui est la mienne autant que celle des autres. Ce fut un choix difficile mais que j’ai fait consciencieusement. J’ai laissé passer, en tant que réalisateur, beaucoup d’opportunités. J’aurais pu faire d’autres films mais je n’ai pas réussi, jusqu’à maintenant, à mettre fin à ce récit.
L’ADC : Vous sentez-vous parfois prisonnier de votre sujet ?
Non, cette histoire est en moi. Si je suis là devant vous aujourd’hui, ce n’est pas parce que j’ai été plus fort ou plus malin que les autres mais parce que les autres m’ont aidé à survivre. La moindre des choses alors, pour moi, c’était de dire qui sont ces gens, quelles ont été leur histoire, leur destin, leur douleur. Se pencher sur eux, c’est aussi un moyen de libérer les générations futures. Je suis convaincu qu’en parlant de ce qui s’est passé, même si vous ne vous sentirez pas forcément mieux après, cela leur permettra d’exorciser ces années d’horreur.
L’ADC : Quelle est la réaction du public cambodgien face à votre œuvre ?
Quand j’ai commencé à tourner des films, les Cambodgiens ne les regardaient pas. J’étais souvent découragé. Ces films, je ne les faisais pas pour les Européens ou les Américains, ils était pour les miens, mais ça ne les intéressait pas. Instinctivement, je me suis dit : « Patience, d’autres les regarderont. » Et, aujourd’hui, les jeunes Cambodgiens, qui sont à la recherche de leur identité, le font. C’est touchant. Mes images, ce sont aussi celles qui leur manquent. Ils peuvent construire leur histoire pour mieux tourner la page.
L’ADC : Êtes-vous en contact avec cette jeune génération ?
Au Centre Bophana [un centre de ressources audiovisuelles que Rithy Panh a mis sur pied à Phnom Penh, ndlr], nous travaillons ensemble, je les conseille. Par exemple, nous avons créé une application Khmer Rouge History qui est gratuite et nous en sommes déjà à 40 000 téléchargements. Dans un monde où les réseaux sociaux servent avant tout à diffuser des clichés de bouffe ou des selfies, 40 000 téléchargements, pour un pays comme le Cambodge, c’est exceptionnel. Il y a, chez ces jeunes, un intérêt pour l’histoire, pour comprendre et essayer de mieux appréhender ce que leurs parents n’arrivent pas encore à formuler. Il faut passer par d’autres supports – films, livres, peintures… – pour renouer le dialogue.
L’ADC : Est-ce efficace ?
C’est encore arrivé récemment à Singapour. Avec un homme assez âgé et sa fille de vingt ans qui étaient venus à la projection des Tombeaux sans noms, mon tout dernier film. Le lendemain, une rencontre était organisée avec le public. Je voyais le père pousser sa fille à parler. Elle s’est lancée : « Mon père ne m’a pas tout dit. J’aimerais en savoir plus. » Je lui ai expliqué qu’elle ne devait pas en vouloir à son père – c’est toujours difficile d’expliquer ce qui s’est passé à l’époque, l’oubli a aussi ses vertus – et que, désormais, le film lui appartenait, que l’histoire, que les images étaient les siennes, qu’elle pouvait en faire ce que bon lui semblait. Du coup, le père s’est mis à raconter ce qui lui était arrivé. Le lien de parole était renoué.
« Sur un tournage, vous courez sans arrêt. Pour le cigare, il faut savoir se poser. Alors, parfois, c’est frustrant. Et puis, parler en même temps des Khmers rouges et du cigare, c’est un peu compliqué… »
L’ADC : Votre documentaire sur l’Indochine française, La France est notre patrie, ressemble à un règlement de comptes…
Français ou autres, cela aurait été pareil. Désormais, ce sont les Chinois, les Américains, plus que les Européens. Les grandes puissances continuent à semer la pagaille et à voler partout. Régler des comptes avec qui ? Ça ne m’intéresse pas, même si, lorsque j’entends dire que la colonisation a fait « du bien », cela m’énerve. Du bien ? L’Afrique est le continent le plus riche de la terre en matières premières, et regardez dans quel état elle survit…
L’ADC : Abordons le sujet du cigare. Fumez-vous sur les tournages ?
Oui, mais discrètement. On a toujours l’air con sur un tournage avec un gros cigare derrière la caméra. Mais j’ai toujours aimé ça. Aujourd’hui, c’est devenu plus compliqué de fumer. Et, qui plus est, pour un cigare, il faut du temps. J’apprécie aussi de fumer lorsque je suis stressé, ça me calme. C’est drôle : je déteste l’idée d’être vu avec un cigare au travail, mais pouvoir en fumer un sur un plateau, le laisser s’éteindre, le rallumer, c’est génial !
L’ADC : Comment ce goût vous est-il venu ?
Un hasard… J’ai essayé, plus jeune, et cela m’a beaucoup plu. Un jour, avec un ami qui était aussi mon assistant, aujourd’hui disparu, nous aimions tellement nous offrir des cigares, les découvrir ensemble, que nous avions fini la semaine sans plus un sous en poche ! Toute notre argent était parti là-dedans ! Nous avions une pièce où nous travaillions mais personne ne pouvait y entrer tant il y avait de fumée. Il m’a offert un humidor que je n’ai d’ailleurs jamais utilisé. Mais, à chaque fois que je le regarde, je pense à lui.
L’ADC : Des marques ou des terroirs préférés ?
Pas particulièrement. J’aime les cigares moelleux, pas agressifs. Les dominicains, par exemple, je les trouve vraiment bien. Les cubains sont un peu trop puissants à mon goût, même s’ils restent souvent exceptionnels. Je préfère que le cigare soit doux, voluptueux. Je dois avoir une idée « féminine » de mes vitoles… Question marques, je trouve que Davidoff a fait du bon boulot en République dominicaine. Au début, c’était loin d’être gagné. Aujourd’hui, je suis convaincu. Ce terroir devient de plus en plus intéressant. Pour tout vous avouer, la marque, je ne m’en souviens que lorsque j’ai une mauvaise expérience. Quand ce n’est pas bon, je passe à autre chose.
L’ADC : Comment les choisissez-vous ?
À l’œil et au toucher. J’aime bien toucher les capes. Je ne suis pas du genre à « sniffer » la tête du cigare – les gens qui le font, ça me fait marrer. Non, bizarrement, moi, c’est en touchant que je me fais une idée. Ce que je trouve superbe aussi, c’est lorsque la cendre ne tombe pas. C’est un très bel objet, un cigare, même au moment de la combustion.
L’ADC : Cigare et cinéma font-ils bon ménage ?
Sur un tournage, vous courez sans arrêt. Pour un cigare, il faut savoir se poser. Alors, parfois, c’est frustrant. Et puis, parler en même temps des Khmers rouges et du cigare, c’est un peu compliqué. Le cigare, aux yeux des autres, c’est un signe fort. Pour moi, c’est véritablement une passion. J’essaie de me freiner un peu, je fais attention. Je suis très conscient des questions de santé. Mais allumer un cigare, ça me fait toujours plaisir.
L’ADC : Vous nous parliez de votre humidor inutilisé. Ne gardez-vous pas de cigares chez vous ?
J’en serais bien incapable ! Je m’achète des boîtes en jurant de les garder longtemps mais je n’y arrive jamais : je les fume… C’est comme le vin. Lorsque j’en achète, ce n’est pas pour le collectionner. Il faut boire, il faut fumer, et surtout partager avec des amis qui aiment ça.
L’ADC : Parlez-nous de vos amis amateurs ?
Au Cambodge, je n’en ai pas beaucoup. J’essaie de les initier. Dans mon village, je demande aux gens que je connais s’ils ne pourraient pas me rouler un cigare cambodgien… Le tabac est très fort là-bas, dans les plantations du Sud-Ouest. Ils étudient mes cigares mais n’y arrivent pas encore. Je sais qu’il y a beaucoup de stades de fabrication qu’ils ne maîtrisent pas, mais j’aimerais bien qu’ils m’en fabriquent un, même imparfait. Ce serait une belle expérience à vivre ensemble. À chaque fois que je fume un cigare devant eux, ils me demandent : « Comment arrives-tu à rouler un truc comme ça ? » Mais ce n’est pas moi ! Je leur explique que d’autres s’en chargent…
L’ADC : Belle idée qu’un cigare cambodgien !
La belle idée, ce serait qu’un spécialiste aille là-bas leur montrer comment travailler les feuilles, les sécher, afin d’arriver à rouler des cigares. Je suis sûr que c’est du domaine du possible. Je ne suis jamais allé à Cuba mais c’est un de mes grands rêves, notamment pour y visiter une fabrique de havanes. Continuent-ils à lire le journal aux ouvriers ? Ce doit être fabuleux. J’irai un jour. C’est totalement futile mais il faut aussi s’offrir des plaisirs inutiles dans la vie.
La France est notre patrie et Exil, DVD, Épicentre Films, 19,90 €
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