Quel est l’ancêtre du cigare ?
Poirier, chanvre, eucalyptus, mais aussi thym, lavande ou pavot : le goût de fumer ne date pas de la découverte du tabac mais remonte à des millénaires. À quoi ressemblaient ces succédanés du cigare ?
Par Bernard Burtschy
Avant d’en arriver à la forme largement banalisée de l’avion moderne que nous connaissons aujourd’hui, l’industrie aéronautique a longuement balbutié autour de biplans, triplans, et même d’aérostats plus ou moins dirigeables. Il en est de même pour l’industrie du tabac en général et du cigare en particulier.
Depuis des milliers d’années, toutes les plantes, toutes les fleurs ont été fumées. Bien avant 1492 et la découverte de l’Amérique et de la nicotine, l’être humain fumait déjà d’une manière ou d’une autre. Durant toute l’Antiquité, il était d’usage de brûler devant les divinités de la myrrhe et de l’encens. Il était aussi d’usage de brûler des herbes aromatiques pour honorer ses hôtes ou son maître, voire du chanvre pour enivrer tout son petit monde.
Les fouilles archéologiques ont mis au jour un nombre fantastique de pipes, que ce soit dans l’Empire romain ou chez les Barbares. Elles étaient en métal, en cuivre, en argent, en bronze ou encore en terre cuite. Que fumait-on alors ? Du chanvre, des feuilles enroulées de poirier et d’eucalyptus, de l’opium en Asie. La pythie de Delphes s’enivrait au chanvre avant de délivrer ses oracles. Certains pensent d’ailleurs que l’usage du chanvre était bien antérieur à celui de l’alcool et du vin et que l’ivresse de Noé lui était due.
Un blend coquelicot-origan-sarriette ?
Les descriptions des plaisirs de la table abondent tout au long de l’ère romaine, mais étrangement, on en sait fort peu de ce qui se fumait à cette époque, alors même que les tavernes sont toujours décrites comme enfumées. Et si l’on sait que les médecins grecs et romains proposaient souvent comme médicament l’inhalation de la fumée, l’identification des plantes utilisées reste très imprécise. Lorsqu’un nom a traversé les siècles, comme celui du tussilage (une plante à fleurs jaunes très commune dans nos campagnes et souvent nommées « pas-d’âne »), on n’a pas la moindre idée de la préparation associée.
Dans son Histoire naturelle, écrite il y a deux mille ans, Pline l’Ancien cite justement le tussilage : « La fumée de la racine sèche de tussilage, lorsqu’on l’aspire au moyen d’un roseau, et qu’on l’avale, passe pour guérir les vieilles toux, pourvu qu’on boive un coup de vin de raisin sec entre chaque aspiration de fumée. » Ce serait la plus vieille mention écrite de la fumée.
Or, depuis des milliers d’années, les feuilles sont macérées, séchées, torréfiées, fermentées et allègrement mélangées avant d’être fumées. Thym, origan, sarriette, menthe, lavande, belladone, coquelicot, pavot et autres mandragores sont régulièrement cités. En 1276, un poète catalan écrit : « La lavande possède la propriété de chasser le sommeil, elle donne du courage à celui qui la fume en le débarrassant de ses humeurs cérébrales. »
Des vertus médicinales
Cette pratique a d’autant moins disparu après l’importation du tabac que pendant longtemps, toutes ces plantes ont été fumées pour leurs vertus médicinales. La purification de l’atmosphère par fumigation est un très ancien remède aux problèmes pulmonaires, neurologiques et dermatologiques. Une étude publiée en 2007 a d’ailleurs montré que la fumée médicinale réduit les bactéries ambiantes et qu’elle peut même être une méthode antiseptique puissante.
D’ailleurs, lorsque le tabac fut introduit au XVIIe siècle, il le dut avant tout à ses prétendues propriétés médicinales et thérapeutiques, qui venaient en droite ligne de toute la pharmacopée du Moyen Âge. Dans son Histoire générale des drogues, publiée en 1694, Pierre Pomet ne lui trouve que des qualités : « La vertu du tabac est d’être vomitif, purgatif, vulnéraire, céphalique. Il convient à l’apoplexie, la paralysie et les catarrhes. Il décharge le cerveau d’une lymphe dont la très grande quantité ou mauvaise qualité incommode cette partie. »
Aujourd’hui encore, au cœur de l’Amazonie péruvienne, dans le cadre d’un usage licite, les guérisseurs traditionnels composent des cigarettes à base de feuilles de tabac, de coca et de toutes petites quantités de plantes hypnotiques à hautes doses. Il ne viendrait à l’idée de personne là-bas de fumer la cigarette du gringo, beaucoup trop toxique. Entre le remède et le poison, il ne s’agit que d’une question de dose.
Laitue et épluchures de pommes de terre…
Certains ont essayé de dénicher un succédané au tabac. En 1900 ont ainsi été lancées des cigarettes de cacao, totalement inoffensives, mais la justice a stoppé cette production en 1919. Pour créer des cigarettes sans nicotine, certains ont utilisé la laitue, la menthe poivrée, le noisetier, l’eucalyptus ou les feuilles de papaye, en particulier durant la guerre de 14-18, et rebelote durant celle de 39-45 en raison de la pénurie de tabac. Ces pseudo-cigarettes étaient certes sans nicotine, mais non sans danger, car leur combustion produit du monoxyde de carbone et du goudron qui sont toxiques. Inutile de tenter l’expérience. Ces expériences qui se sont succédé depuis plusieurs milliers d’années démontrent l’intense besoin de fumer de l’homme, qui fait preuve d’une imagination débordante, en particulier durant les périodes de rationnement : épluchures de pommes de terre, feuilles d’iris, de châtaignier et même de rhubarbe, malgré la toxicité de l’acide oxalique par exemple. Pas une feuille, pas un pétale de fleur, pas une plante aromatique n’ont été négligés dans cette quête, sans même parler des contrefaçons fort nombreuses et surtout des hallucinogènes qui font florès de par le monde et de manière illicite.
Ne vous avisez toutefois pas de faire n’importe quoi en France. Reprenant une loi datée du 28 avril 1816, la loi du 1er janvier 1963 « interdit la fabrication et la vente de toute préparation susceptible de servir aux mêmes usages que le tabac, alors même que cette préparation n’aurait nullement l’apparence du tabac et aucune de ses propriétés ». Il faut bien protéger le monopole instauré sous Colbert dès 1681 et large source de profits pour l’État.
Cette loi et le changement radical du statut du fumeur, qui est passé du prestige à la culpabilisation, ont stoppé net toute tentative nouvelle à la fois de trouver des succédanés au tabac et d’explorer les vertus médicinales de la fumée, quête qui a duré des millénaires mais a entièrement disparu du paysage en dehors des paradis artificiels. Peut-être faut-il maintenant enterrer la hache de guerre et fumer le calumet de la paix.
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