Que reste-t-il du tabac en France ?
Longtemps vanté en France pour ses vertus médicinales, le tabac voit aujourd’hui sa culture réduite à peau de chagrin après quatre cents ans de tradition…
par Bernard Burtschy
La route menant à l’Auberge de l’Ill, fameux restaurant du centre de l’Alsace, est parsemée de très hautes et grandes granges en bois. Ces séchoirs de tabac témoignent de la grande épopée, aujourd’hui méconnue, du tabac en France, dont l’Alsace, mais aussi le Béarn et bien d’autres provinces, ont été les témoins privilégiés.
À la suite des expéditions de Christophe Colomb, qui avait observé que les Indiens fumaient des herbes étranges, les premières graines de tabac sont importées en Europe dès 1520 à titre médicinal. Et quand Jean Nicot de Villemain, ambassadeur de France au Portugal, fait parvenir en 1561 des feuilles de tabac râpées à Catherine de Médicis pour soigner ses terribles migraines, cette herbe devient très populaire à la cour. D’ailleurs, un siècle plus tard, pour rendre hommage à son rôle pionnier, le comte Carl von Linné, le célèbre classificateur de plantes, décidera de baptiser la plante Nicotiana tabacum. Le tabac commence donc sa carrière en Europe comme plante médicinale.
« J’ai du bon tabac… »
Dans son Histoire générale des drogues parue en 1664 et dédiée au célèbre médecin du roi Fagon, le sieur Pierre Pomet le caractérise de la manière suivante : « La vertu du tabac est d’être vomitif, purgatif, vulnéraire, céphalique. Il convient à l’apoplexie, la paralysie et les catarrhes. Il décharge le cerveau d’une lymphe dont la très grande quantité ou mauvaise qualité incommode cette partie. » Avec une telle publicité, le succès est assuré. Les enfants chantent sur le chemin de l’école : « J’ai du bon tabac dans ma tabatière… »
L’État a vite compris quels revenus il pouvait en tirer. Dès 1629, Richelieu a créé un impôt sur le tabac. Dans la foulée, le grand organisateur Colbert, responsable des finances, a instauré le monopole de vente, puis de fabrication. Ce monopole perdurera jusqu’à la Révolution qui le supprimera… avant que Napoléon le rétablisse en 1811 et fonde la Régie du tabac. La première manufacture, celle du Havre, est construite entre 1726 et 1730, celle de Dieppe suit.
Le cigare représente alors une activité importante en Espagne, où la célèbre fabrique royale de Séville est créée en 1731. Cuba monte en puissance avec la courte occupation des Britanniques en 1763. En 1793, lors de la guerre contre les Anglais, Antoine Depierre réquisitionne un navire marchand néerlandais et le fait entrer en France avec sa cargaison de cigares, ce qui en lance la mode.
Pour donner un ordre de grandeur, en 1873, la France vend un milliard de cigares par an, dont dix millions importés notamment de Cuba, qui a vu son prestige consacré par l’Exposition universelle de Paris de 1867. L’arrivée de la cigarette vers 1830 et son immense succès ont alourdi la perception des taxes. Aujourd’hui, l’État encaisse 14 milliards de recettes fiscales par an.
Vice ou vertu
Le vent tourne lorsque le chimiste Louis-Nicolas Vauquelin, professeur de chimie à l’École de médecine de Paris, identifie à la même époque la nicotine à un poison violent. Mais de nombreux médecins continuent de lui voir de nombreuses vertus thérapeutiques. Ce n’est qu’au cours des années 1970 que la toxicité du tabac est vraiment montrée du doigt. La première loi antitabac est promulguée en 1976 par Simone Veil.
En 1935, la France comptait trente-deux manufactures. Avec l’application des lois antitabac et la baisse de la consommation, elles ferment les unes après les autres : Issy-les-Moulineaux en 1978, Bordeaux et Lyon en 1987, Marseille en 1990, Morlaix en 2001, Strasbourg (une manufacture spécialisée dans les cigares) en 2010, et enfin Riom (cigarettes) en 2016. Aujourd’hui, il n’en reste plus aucune en France. Philip Morris a préféré implanter son usine à Bologne, en Italie. L’installation a d’ailleurs a été inaugurée par le Premier ministre, Matteo Renzi. Pas sûr qu’un ministre se serait déplacé en France…
Côté production de tabac, même effondrement. Aujourd’hui, selon les derniers chiffres connus (statistiques de 2017), la filière emploie 6 000 personnes (sans compter les 20 000 travailleurs saisonniers), mais le tabac n’a jamais été une industrie de main-d’œuvre. Les 700 exploitations agricoles génèrent un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros, sans compter les emplois induits. La plupart sont installées en Aquitaine, Midi-Pyrénées et Alsace. En 1950, la France comptait 105 000 exploitants.
Le chiffre de la production – 9 000 tonnes – est très modeste au regard de la production mondiale – 5,5 millions de tonnes. Il était encore de 18 000 tonnes en 2011. Cependant, tout n’est pas noir. Le tabac burley produit en France est le seul à pouvoir rivaliser, que ce soit en Europe ou dans le reste du monde, en termes de qualité avec le tabac américain, et il reste de la marge, car la France ne produit que 20 % de sa consommation.
Cette évolution vers des marchés de niche à forte valeur ajoutée (tabac à faibles résidus) pourrait sauver ce qu’il reste des lambeaux de la grandeur passée. Et puis, on fabrique toujours des cigares « made in France » à partir de tabac provenant du Sud-Ouest (voir notre Cigare à la Une, et L’Amateur de Cigare, n° 128), berceau traditionnel des grands tabacs.
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