La DOP Habanos, histoire d’un combat juridique
Le havane est le seul cigare au monde à jouir d’une DOP. Ce label garantit l’origine des tabacs et le savoir-faire des planteurs et des rouleurs qui contribuent à l’excellence de sa fabrication. Histoire d’une longue aventure qui s’est inspirée de l’exemple du vin français pour établir l’authenticité des cigares cubains.
Par Thierry Dussard
Trois lettres, trois majuscules, reviennent comme un refrain dans l’univers du havane : DOP, pour Denominación de origen protegida. Ce sigle qui apparaît sur les boîtes de cigares et les briquets correspond à notre AOP, l’appellation d’origine protégée commune à toute l’Union européenne. « Les quatre atouts des havanes, ce sont les sols, le climat, le type de tabac et le savoir-faire des Cubains, et la DOP, c’est leur cœur et leur cuirasse », déclare de sa voix de stentor Ernesto González Rodríguez, le directeur du Marketing de la société Habanos S.A. Mais le dirigeant aux cheveux taillés ras ne dit pas là tout le chemin parcouru par les juristes de Habanos dans les arcanes du droit des appellations d’origine pour réussir à établir ce label.
L’homme qui a ouvert une voie dans cette jungle s’appelle Adargelio Garrido de la Grana, c’est l’un des fondateurs de Habanos S.A. où il a travaillé de 1993 à 2013. « Je ne suis pas parti de rien, dit-il modestement, puisque le sello de garantía vert a été instauré dès 1889 par le roi d’Espagne. Ce sceau de garantie qui ressemble à un billet de 1 dollar a été repris en 1912 par le gouvernement cubain. Il a été modifié légèrement en 1931, on lui a ajouté un numéro de série en rouge en 1999, puis un hologramme et un code-barres dix ans plus tard, mais son dessin n’a guère changé depuis un siècle. » Le code-barres permet de vérifier l’authenticité de chaque boîte via le site Web de la société Habanos S.A. L’origine cubaine de ce sceau apposé sur tous les conditionnements de havanes, boîtes et étuis cartonnés, est spécifiée en quatre langues : espagnol, anglais, allemand et français.
19 noms protégés
Ce rempart de papier face aux contrefacteurs a été complété d’une nouvelle étiquette, Habanos, collée en haut à droite sur les étuis et les boîtes depuis 1994, doublée d’une mention gravée au fer rouge au dos des boîtes en bois. Il ne restait plus qu’à renforcer le dispositif sur le terrain juridique. « C’était déjà tracé en pointillé, poursuit Garrido, grâce à l’arrangement de Lisbonne de 1958 concernant la protection des appellations d’origine et leur enregistrement international, signé par Cuba en 1958 et en vigueur depuis le 25 septembre 1966 : “On entend par ‘appellation d’origine’ la dénomination géographique d’un pays, d’une région ou d’une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus exclusivement ou essentiellement au milieu géographique, comprenant les facteurs naturels et les facteurs humains.” Nous avons ensuite enregistré dix-neuf noms auprès de l’Organisation mondiale de la propriété industrielle : Cuba, Habanos, Habana, Habaneros, [ainsi que les zones de production] Partido, Tumbadero, Vuelta Abajo, San Juan y Martínez, Hoyo de Monterrey, San Luis, Cuchillas de Barbacoa, El Corojo, Las Martinas, Cabañas, San Vicente, Vuelta Arriba, Hoyos de Manicaragua, puis Pinar del Río et Remedios. »
Commence alors une véritable bataille, que le vaillant Garrido décide de livrer en s’inspirant de la France, qui a inventé les appellations d’origine en 1935 et où 363 vins et eaux-de-vie jouissent de la protection d’une AOC, l’appellation d’origine contrôlée propre à son territoire. Ce label s’est étendu ensuite à 45 fromages, 3 beurres et 2 crèmes fraîches, ainsi qu’à 50 autres produits alimentaires, allant de l’oignon rosé de Roscoff à l’huile d’olive de Nyons. Point commun à tous ces produits, le Terroir, avec un grand T, autrement dit une aire géographique précise, qui rassemble un ensemble de caractères biologiques (sol, pluviométrie…) mais aussi des savoir-faire transmis depuis plusieurs générations. Bref, une typicité. Cette classification contrôlée par l’Institut national des appellations d’origine va inspirer le fonctionnaire cubain, dont le pays a déjà noué des liens avec l’Institut du tabac de Bergerac.
Les relations sont anciennes entre Cuba et la Seita, la Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes. « Je suis allé pour la première fois à La Havane en 1987, se souvient Alain Fauchier, alors responsable des achats de tabac pour Seita, pour y acheter du tabac en vrac destiné aux Gauloises et aux Gitanes. » Devenu en 2002 directeur de la Qualité de Habanos SA, celui-ci va conseiller Garrido dans le dédale des appellations contrôlées en s’inspirant du vin. « J’ai été voir comment cela se passait à Bordeaux, à Cognac, en Champagne, ainsi que dans la Rioja, en Espagne, se rappelle Adargelio Garrido. J’ai vite vu qu’il ne s’agissait pas simplement de définir le produit, mais aussi ses méthodes d’élaboration, dans un cahier des charges qui encadre la production. »
Un process rigoureusement encadré
Le havane doit ainsi répondre à une série de critères précis : il doit être composé exclusivement de tabac tipo negro cubano, provenant des dix-neuf régions citées, proches du tropique du Cancer, qui bénéficient d’une température moyenne de 25 °C et d’une humidité voisine de 79 %… et du savoir-faire cubain, el saber hacer, sans lequel on ne peut garantir l’authenticité d’un habano. Deux catégories existent : les cigares à tripe longue (feuille entière) et ceux à tripe courte. Tous doivent être roulés totalmente a mano et peser plus de 3 g. Les capes doivent être cultivées a la sombra, à l’abri du soleil direct. Les profils géologiques des sols sont définis et toutes les variétés de tabac utilisées sont obtenues à partir de la variété traditionnelle cubaine tabaco negro cubano. Tout est spécifié dans la résolution 201 du gouvernement cubain, datée du 17 avril 2009 – Año del 50 Aniversario del Triunfo de la Revolución – et signée du ministre de l’Agriculture de l’époque, Ulises Rosales del Toro : les dates de récolte, 40 jours après la transplantation des semis ; la durée de séchage des feuilles (curación), 45 à 60 jours pour la tripe et la sous-cape, ainsi que le temps de la première fermentation, 30 jours environ. La seconde fermentation, qui dépend du type de tabac, est de 15 à 25 jours pour le volado, de 45 à 60 jours pour le seco et de 90 jours pour le ligero.
La fabrication répond aux mêmes exigences, avec la sélection des feuilles par tailles et par couleurs, les méthodes de roulage, les étapes de stockage avec le passage dans l’escaparate, le saint des saints des manufactures où les havanes se reposent avant la pose des bagues, et la mise en boîtes. Celles-ci sont fermées avec les sceaux de garantie. Au total, 94 articles de loi détaillent la vie d’un havane, de la graine à la dégustation.
Au patrimoine mondial ?
La résolution 201 a en outre créé un organisme dédié au contrôle de la bonne exécution de ce processus et du respect des normes et de la qualité, le Conseil régulateur de l’AOP Habanos . Celui-ci est composé de neuf membres : le directeur de Cubatabaco (président du Consejo regulador), le président et deux membres de Tabacuba, un représentant de l’Asociación nacional de agricultores pequeños (Anap), trois représentants de Habanos S.A. et un secrétaire. Une véritable Cour suprême du havane, qui doit se réunir au moins deux fois par an.
« Nous avions commencé depuis longtemps à défendre les appellations d’origine Habana, Habanos et Cuba en attaquant toutes les contrefaçons. De nombreux procès ont été gagnés contre La Gloria de Cuba, Cubanitos, Habanitos et d’autres produits qui s’appropriait la notoriété des havanes », ajoute Garrido, aujourd’hui professeur de propriété industrielle à la faculté de droit de l’université catholique de Valence, en Espagne. Mais le plus difficile a été de donner au Consejo regulador une apparence de diversité et d’objectivité qui le rende comparable aux institutions similaires existant dans le reste du monde, une tâche complexe dans une économie entièrement dirigée par l’État.
Dernier stade de cette conquête, obtenir éventuellement un jour l’inscription des habanos sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, où figurent déjà neuf sites cubains, dont La Havane, Trinidad et la vallée de Viñales. Mais ce sera une autre histoire.
Les étapes de la mise en place des DOP du tabac cubain
1889 : Création du sello de garantía
1912 : Sceau vert de garantie obligatoire
1967 : Protection internationale des DOP cubaines du tabac dans le cadre de l’arrangement de Lisbonne de 1958
1994 : Utilisation de l’étiquette avec le mot Habanos, en plus du sceau de garantie
2002 : Ajout de la mention DOP sur l’étiquette Habanos
2009 : Fondation du Consejo regulador
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