Castro : La preuve par le cigare
Il y a tout juste soixante ans, un révolutionnaire barbu nommé Fidel Castro est donné pour mort dans la Sierra Maestra. Cet inconnu va devenir une légende, aidé par ses cigares et un journaliste américain dont voici l’incroyable histoire.
Par Thierry Dussard
Faire entendre sa parole au cœur de la Sierra Maestra
En février 1957, Fidel Castro est perdu avec une poignée de rebelles dans un maquis de cactus d’une zone montagneuse de l’est de Cuba. Trois mois plus tôt, ils ont débarqué d’une grosse vedette baptisée Granma, “Grand-Mère”, avant de se faire cueillir par les mitrailleuses de Batista. Des quatre-vingt-deux hommes partis du Mexique, il ne reste qu’une vingtaine. Dont les frères Castro, un jeune ouvrier du nom de Camilo Cienfuegos et un médecin argentin, Ernesto Guevara. Après le soulèvement de Santiago, en 1953, cela ressemble à un nouveau fiasco.
Mais Castro est comme un poisson dans l’eau au milieu de la Maestra, au pied de laquelle la mangrove et les champs de canne à sucre servent de terreau à la jeune révolution. Suite à l’attaque d’une caserne isolée, les guérilleros ont mis la main sur quelques fusils Springfield et une mitraillette Thompson. La parole et le verbe restent cependant l’arme maîtresse du colosse de trente ans qui mène les opérations. L’ancien avocat de la rue Tejadillo à La Havane a ainsi réussi à faire venir dans la Sierra un journaliste du New York Times.
L’interview n’était pas un faux
Herbert Matthews est arrivé dans la province d’Oriente avec sa femme Nancy en touriste, afin de ne pas éveiller les soupçons. Le couple peine à travers les chemins détrempés par les pluies tropicales jusqu’au camp retranché de la rébellion. Matthews a cinquante-sept ans, mais c’est un journaliste de terrain, habitué au leg work. Il a couvert la guerre d’Espagne en 1936 et la conquête italienne de l’Éthiopie. Castro le reçoit une matinée entière. Matthews est subjugué. “La personnalité de cet homme est écrasante, écrira-t-il. Il a frappé l’imagination de la jeunesse dans l’île. C’est un fanatique instruit et dévoué à sa cause, un idéaliste plein de courage.” Fidel fait passer et repasser les mêmes soldats derrière lui, de façon à faire croire que ses troupes sont innombrables.
L’article paraît dans le New York Times les 24, 25 et 26 février 1957, dénonçant la corruption du régime de Batista, soutenu par les États-Unis, et assurant que la guérilla “domine” toute la région. À La Havane, Batista fulmine. Son ministre de la Guerre affirme que l’interview est un faux. Le lendemain, le quotidien américain publie une photo de son envoyé spécial partageant un cigare avec Fidel Castro. La preuve par le cigare est entrée dans l’histoire. La fameuse photo est aujourd’hui en bonne place dans une vitrine du musée national de la Révolution de la capitale cubaine.
Les barbudos poussent leur avantage
Matthews à peine reparti, avec son carnet caché dans le corsage de Nancy, Castro pousse son avantage. Le 20 février, il a lancé un “Appel au peuple de Cuba”. L’armée rebelle progresse et continue son show auprès des médias. Un détachement monte même en haut du Turquino, à près de deux mille mètres, pour les besoins d’un tournage de CBS. Un petit journal ronéoté, El Cubano Libre, détaille par ailleurs la réforme agraire. À l’automne 1957, tandis que la prostitution prospère à La Havane, où le Hilton a ouvert en avril, la mutinerie de la base navale de Cienfuegos frappe les esprits.
Il a fait de Castro un héros national
En février 1958, Radio Rebelde commence à émettre depuis les sommets de l’Oriente. Le Che fait le coup de feu et dérailler des trains. Raúl Castro est bombardé par l’aviation, mais rien n’arrête Fidel : les villes tombent une à une jusqu’à Noël et la marche triomphale vers la capitale. Le guérillero est devenu “le Robin des bois romantique, face à l’affreux Batista, en parfait contraste avec le démon qu’il deviendra après la victoire”, note Jean-Pierre Clerc dans sa biographie[1]. Herbert Matthews sera lui aussi diabolisé, l’ancien président Eisenhower l’accusant en 1965 d’avoir “presque à lui tout seul” fait de Castro “un héros national”. Les havanes, eux, sont désormais la cible des hygiénistes, et l’on ne pourra bientôt plus fumer qu’en enfer.
[1] Fidel Castro, une vie, L’Archipel, 2013.
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