Behike : Enquête sur la marque la plus mystérieuse du catalogue cubain
Behike s’apprête à fêter son dixième anniversaire avec la création d’un nouveau module, le BHK 58. Mais comment l’imaginer alors que les trois vitoles déjà existantes sont introuvables ? Enquête dans le royaume des paradoxes : luxe et socialisme, secret et notoriété, savoir-faire et contrefaçons.
Annie Lorenzo et Laurent Mimouni
C’était l’un des temps forts de la réunion annuelle des importateurs de havanes, à Cuba, en juin dernier. Les participants de ce taller de marketing ont eu la primeur d’un nouveau Behike. Son cepo 58 (23,02 mm) en ferait le plus gros module parmi l’offre cubaine. Si, de l’avis d’un participant, la dégustation de ce prototype n’a pas tenu toutes ses promesses, elle est d’autant plus énigmatique que les Behike actuellement inscrits au catalogue de Habanos S.A. (BHK 52, BHK 54 et BHK 56) sont quasiment impossibles à trouver, et pas seulement en France (voir encadré). Les débitants bien placés à Paris ou sur la Côte d’Azur ne comptent plus les touristes – notamment asiatiques – qui entrent dans leur boutique avec une seule demande : « Avez-vous des Behike ? » La réponse est systématiquement négative, d’autant que les débitants préfèrent souvent réserver leurs très maigres arrivages à leurs clients réguliers. Il ne s’agit d’ailleurs que très rarement d’« arrivages » : les débitants, précautionneux, avaient mis des boîtes de côté il y a quelques années et les déstockent au compte-gouttes pour leurs meilleurs clients.
De l’annonce à la réalité
Du côté des distributeurs, en effet, « on n’a pas reçu de Behike depuis deux ans, ou alors des quantités ridicules, disons un master carton (environ vingt boîtes) en six mois », confie-t-on chez l’un des plus gros importateurs mondiaux qui doit, avec cet approvisionnement rachitique, alimenter des points de vente dans plus d’une dizaine de pays. Au Benelux, le distributeur n’a reçu qu’une seule livraison cette année – uniquement des BHK 52 – qui a péniblement permis d’alimenter les Casas del Habano de la région et de faire patienter les Habanos Specialists avec… une boîte par magasin.
Sur ce sujet visiblement sensible, difficile d’obtenir autre chose que des propos convenus de la part de Habanos. « Comme nous le disons toujours, le tabac est un produit agricole, et Behike est la gamme la plus exclusive et la plus exigeante en termes de matières premières et de normes de qualité de l’ensemble de notre portefeuille, explique Álex Fernández Blanco, sous-directeur du marketing chez Habanos S.A. Si l’on ajoute à cela le boom de la demande qu’elle a connu, il est en effet difficile de répondre à la demande actuelle. La ligne Behike a pour vocation d’être très limitée et doit atteindre la perfection pour être commercialisée. » Pas de communication officielle, en revanche sur le nombre de Behike sortis des fabriques ces dernières années. On voudrait entretenir le mystère – et la rareté – qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
« Tout ce que je vous dis n’est que le fruit de discussions en aparté avec des responsables de fabriques ou des cadres de Habanos lors de mes voyages à Cuba, mais fondamentalement, on n’a pas les infos, on ne sait pas ce qui se passe », reconnaît un gros distributeur qui parle, par exemple, d’un lot important de Behike sorti des fabriques il y a quatre mois et qui aurait été rejeté par le contrôle qualité.
Tous les distributeurs que nous avons contactés sont d’accord : alors que la production annoncée au lancement de la ligne était de 200 000 cigares pour chacun des trois modules, aujourd’hui, ils ne reçoivent que des quantités dérisoires de La Havane. Alors pourquoi se lancer dans la production d’un nouveau modèle, dont on ignore d’ailleurs s’il s’agira d’une édition spéciale ultra-limitée pour le dixième anniversaire de la ligne en 2020 ou d’un ajout au catalogue régulier ? « C’est très cubain de lancer des projets de développement ambitieux qui ne correspondent pas à la réalité de la production, ça ne nous surprend pas plus que ça », explique un habitué des talleres de marketing.
Mystérieux medio tiempo
L’explication la plus évidente de cette rareté, c’est la difficulté pour les fabriques de s’approvisionner en feuilles susceptibles d’entrer dans la composition des précieux Behike. La marque de luxe n’échappe pas plus que les autres labels au problème du manque de grandes feuilles de cape auquel est confronté Cuba. Fines et fragiles, ces capes ont tendance à se fissurer, particulièrement sur les gros cepos. Quelle en est la cause ? La nouvelle variété utilisée, qui privilégierait la grande taille des feuilles au détriment de leur solidité ? Un relâchement au niveau de la culture et de la sélection ? Des conditions météorologiques défavorables depuis plusieurs années ? Impossible de le savoir aujourd’hui.
Mais les Behike comptent une composante au moins aussi difficile à trouver qu’une belle cape : le medio tiempo (ou fortaleza 4 en langage de veguero), cette fameuse et mystérieuse feuille de tripe. Le secret de fabrication est tellement bien gadé que certains ont pu mettre en doute son existence. Mais oui, le medio tiempo existe bel et bien. Cultivé dans la Vuelta Abajo, comme toutes les feuilles de tripe des havanes, il provient de l’étage foliaire supérieur du plant, la corona, qui fournit aussi le ligero (ou fortaleza 3 en langage de veguero), responsable de la puissance des cigares. Jusqu’à l’invention des Behike, en 2006, le medio tiempo n’était pas sélectionné en tant que tel à Cuba, car il n’avait pas d’utilisation directe ; les feuilles sommitales étaient toutes classées en ligero.
La corona est l’étage foliaire le moins abondant puisqu’il ne produit que deux feuilles sur les seize que compte le plant de tabac. Et, sur ces deux feuilles, seul un faible pourcentage peut être classé en medio tiempo. Pourquoi ? Jouent d’abord les conditions climatiques. S’il pleut trop, les feuilles, lavées, n’auront pas la puissance idoine – le medio tempo est plus puissant encore que le ligero. Joue aussi – et peut-être surtout – l’attention portée par les producteurs à la sélection des feuilles. Pour obtenir un bon medio tiempo, la variété doit être bien cultivée, récoltée au bon moment et bien sélectionnée. L’un des meilleurs ingénieurs agronomes cubains estime que « même dans des conditions optimales, on n’obtiendra pas plus de 50 % de medio tiempo parmi les deux feuilles de la corona ».
Des BHK 56 en fagots !
Voilà peut-être l’une des raisons de la quasi-disparition des Behike du marché mondial, une pénurie qui nourrit évidemment la contrefaçon. On trouve, sur les réseaux sociaux chinois, des vidéos d’usines installées au fin fond de la Chine qui fabriquent des boîtes de Behike – des boîtes vides mais, selon toute vraisemblance, appelées à être garnies de cigares. On peut aussi se procurer en Asie des lots de fausses bagues de Behike pour une bouchée de pain.
« Nous considérons comme très important de sensibiliser les consommateurs sur un point : derrière les faux cigares premium, il y a des mafias criminelles et l’acquisition de ces produits de qualité douteuse est un crime », explique Habanos, qui mise sur l’information pour lutter contre ce phénomène. Au-delà de Behike, c’est d’ailleurs Cohiba en général qui est la cible favorite des contrefacteurs – et un Partagás D4, par exemple, s’écoulera sans difficulté. Mais, avec leur boîte vernie, leur gros cepo et leur perilla, les Behike ne sont pas les pièces les plus faciles à copier. Conséquence, les faux sont tellement grossiers qu’ils confinent parfois au ridicule : en France, on a repéré récemment des faux BHK 56 vendus… en fagots.
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Trouver des (vrais) Behike en France : mission impossible
En France, la disponibilité des BHK ne cesse de se réduire depuis environ cinq ou six ans. Rares à leur sortie en 2010, ils sont devenus quasi introuvables aujourd’hui. Pour les trois références confondues, les livraisons dans l’Hexagone en 2018 et en 2019 ont été divisées par 10 par rapport aux années précédentes. Corollaire de cette rareté, les contrefaçons sont nombreuses et leurs origines bien peu traçables. Certains « vrais-faux » Behike proviennent directement des manufactures cubaines, voire des entrepôts de La Havane. Plusieurs distributeurs confirment en effet que les (peu nombreux) cartons qui leur arrivent ont souvent été délestés de quelques boîtes. D’autres faux sont de plus ou moins grossières contrefaçons dont les tabacs aux origines inconnues n’ont rien à voir avec la liga des vrais BHK. Ils peuvent avoir une apparence authentique, car les boîtes, les sceaux, les bagues sont achetés frauduleusement à Cuba… et peuvent se retrouver par exemple en vente sur des sites Internet chinois. Que font les douanes ? Rien ou pas grand-chose, semble-t-il. Ainsi, malgré le signalement l’an dernier d’un site Internet français qui proposait des faux Behike, aucune mesure n’a été prise.
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À savoir pour ne pas se faire avoir
Selon nos informations, voici les quantités de BHK livrées aux civettes de l’Hexagone en 2019 :
BHK 56 : 0
BHK 54 : 0
BHK 52 : 200 boîtes
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Les quatorze ans d’histoire de la star mondiale du cigare
Cuba, février 2006
Le VIIIe Festival del Habano célèbre le 40e anniversaire de la marque Cohiba en présentant un module exceptionnel appelé Behike. À la fois médecin, prêtre et sorcier, le behike, qui conseillait le cacique, ou chef de tribu, joua un rôle essentiel dans l’histoire précolombienne de Cuba. Le « sorcier » version 2006 n’est pas moins impressionnant avec ses 192 mm de long et son cepo 52 (20,64 mm). Son prix atteint des sommets : 40 000 euros pour 40 exemplaires présentés dans un luxueux coffret en cèdre et galuchat conçu en France par Élie Bleu. On en sait alors assez peu sur cette nouvelle vitole, si ce n’est que 100 coffrets sont fabriqués, soit 4 000 Behike, tous roulés à El Laguito durant les six derniers mois de l’année 2005 par une seule rouleuse, Norma Fernández, à l’époque responsable du contrôle qualité de la manufacture, aujourd’hui à la retraite. Six de ces premiers coffrets ont été attribués à la France en avril 2007 et vendus sur-le-champ… à des amateurs étrangers.
Quatre ans plus tard
Trois modules intègrent le catalogue des havanes : ils portent le nom de code qu’on leur attribue dans les manufactures, BHK, avec le numéro de leur cepo, autrement dit leur diamètre. Cette fois, le secret de fabrication est dévoilé : le medio tiempo, une feuille de tripe rare, hyperpuissante, dont la culture est délicate et la récolte aléatoire. La rareté à venir de ces trois BHK est également avouée avec franchise dans les dossiers de presse distribués par Habanos S.A. en avril 2010 : « Les Cohiba Behike seront produits chaque année dans des quantités extrêmement limitées. Ils pourront être inaccessibles à cause de leur prix élevé . » Même franchise dans les propos d’Ana López, alors directrice du marketing de Habanos S.A, que L’Amateur avait rencontrée en juin de la même année à Cuba : « Tout dépend de la matière première que nous recevons de Pinar del Río. Comme la qualité a progressé, nous avons pu fabriquer ces Behike, mais ils seront livrés en quantités limitées. Pas plus de 200 000 cigares pour chacune des trois vitoles. »
Aujourd’hui
Dix ans après, le prix des BHK a augmenté d’environ 30 % par rapport à leur tarif lors de leur apparition sur le marché français en 2010 : 27 euros pour le 52, 36 euros pour le 54 et 40 euros pour le 56. Une hausse comparable à celle des autres Cohiba. Ils demeurent les plus chers du catalogue régulier des havanes. Sollicité par L’Amateur, Habanos a refusé de nous donner la moindre indication sur la quantité de Behike sortie d’El Laguito ces dernières années.
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