Villiger, 130 ans d’histoire avec le cigare
Après cent trente ans de fabrication de faits machine et dix années d’expérience du premium, Henrich Villiger, quatre-vingt-sept ans, s’interroge sur l’avenir du cigare et revient sur l’épopée familiale initiée par son grand-père en 1888. L’histoire d’une petite entreprise devenue… géante !
par Jean-Pascal Grosso
Pour l’amateur éclairé, Villiger est une marque de cigarillos que l’on achète pour quelques euros le paquet dans des bars-tabacs bondés, faute d’avoir pu s’offrir un noble module dans une civette digne de ce nom. Ce serait simple de s’arrêter là. Mais quand Heinrich Villiger, quatre-vingt-sept ans, s’assoit devant vous, dans le brouhaha d’un salon international du tabac à Dortmund, affable, distingué, qu’il sort un Villiger San’Doro Colorado fait main en vous expliquant qu’il fume « quatre à cinq cigares par jour », vous comprenez vite qu’il a bien d’autres choses à raconter… Notamment l’histoire d’une maison née dans un petit village suisse et devenue un groupe international ; l’histoire aussi d’un héritier évoluant entre Neufchâtel, Cuba et l’Amérique des années 1950, qui rêvait de créer un cigare fait main…
Son cigare allumé, Heinrich Villiger détaille les chiffres, sans arrogance : « Chez Villiger, nous avons 1 600 employés dont 1 000 en Indonésie où ont été transférées toutes les opérations manuelles. L’année dernière, nous avons produit 1,6 milliard d’unités. » Un record. « Je détiens 100 % du capital de Villiger, ajoute-t-il. C’est assez facile de gérer une entreprise dans ce cas-là. » Il y a un côté pince-sans-rire chez lui qui le rend tout de suite sympathique.
Jean, Hans, Max… et les autres
Pour trouver Villiger Fils, une entreprise fondée en 1888, il faut aller à Pfeffikon, dans le canton de Lucerne, en Suisse. C’est là qu’il y a presque cent trente ans, Jean Villiger installe une fabrique de cigares. Avant de disparaître à l’âge de quarante-deux ans. L’affaire est reprise par son épouse, Louise, qui, au début du xxe siècle, crée une filiale allemande à Tiengen, près de Fribourg. Le couple a deux fils, Hans et Max. Ce dernier aura lui-même deux enfants, Heinrich et Kaspar, qui deviendra un brillant homme politique.
« J’ai fait mes humanités à Neufchâtel, se souvient Heinrich. C’est là que se parle le meilleur français en Suisse. » Parmi les volutes, les souvenirs reviennent :
« Je suis entré dans le société à vingt et un ans. Je n’ai jamais rien fait d’autre depuis. À l’école, mon professeur me répétait : “Villiger, vos parents ont une petite fabrique de cigares. Rejoignez-les ! Pourquoi vous obstiner à vouloir faire des études ?” »
L’aubaine cubaine
À ses débuts, Heinrich Villiger passe une année à travailler et à étudier aux États-Unis, . Il officie alors dans la cigarette, une autre spécialité du groupe dans les années 1950, abandonnée ensuite par son père : « La concurrence de groupes plus puissants, les monopoles de l’après-guerre et les licences comme Marlboro, nous ont fait jeter l’éponge. »
Une décennie plus tard, l’époque est aux turbulences internationales. La guerre froide et la prise de pouvoir de Fidel Castro amènent le groupe à se rapprocher des producteurs de tabac cubains. « Grâce à l’embargo, nous avons tissé des relations très fortes avec Cuba, non seulement pour les cigares mais aussi pour le tabac brut. Les Cubains sont venus nous voir avec des sacs de tabac d’une qualité que je n’avais jamais vue auparavant. Pourquoi ? Parce que jusque-là, les Américains achetaient tout ! Les Cubains nous ont fait de bons prix. Nous sommes passés d’un mélange de tabacs brésiliens et indonésiens à des mélanges à 50 % cubains. La qualité Villiger a alors fait un bond extraordinaire. »
Le défi du premium
Pourtant, Heinrich Villiger le reconnaît : « Nous ne sommes entrés dans la production de cigares premium qu’il y a dix ans, ce qui est très tard malheureusement. » Il y a vingt-cinq ans, une première tentative via une société fondée au Brésil s’était révélée infructueuse : « Le cigare n’était pas mal mais notre force de vente était focalisée sur le mass market. Nos vendeurs n’avaient pas l’habitude de proposer et de mettre en avant des produits premium. » La société a été liquidée.
Face à des concurrents aussi puissants que Cuba, la République dominicaine et le Nicaragua, pas simple de se faire une place au soleil sur le marché du cigare fait main. Il y a dix ans, la société a pourtant enfin créé son premier premium, le San’Doro Colorado, composé d’une tripe nicaraguayenne et d’une cape équatorienne. « Mais cela fait vingt ans que j’achète du tabac et je pense que le Brésil est, après Cuba, le meilleur terroir du monde ! » D’où la création dans un second temps du San’Doro Maduro, un puro 100 % brésilien.
Et demain ?
Plus récemment, la société a créé La Flor de Ynclan, qui se décline en trois modules – Robusto, Torpedo et Churchill – créés par le blend master José Matias Moragoto. « Ma rencontre avec José date d’il y a plus de vingt ans maintenant, se remémore Heinrich. C’était un fabricant de cigares encore inconnu alors. Ces modules sont le fruit de notre collaboration privilégiée. »
Preuve supplémentaire de sa volonté de s’implanter dans le secteur du cigare premium, la firme a annoncé en octobre dernier le recrutement de Manuel Garcia pour son département du hecho a mano. Il travaille dorénavant à Santo Domingo, dans la manufacture Abam où sont fabriqués les cigares Villiger. Recrue de choix : Manuel Garcia a été pendant 15 ans vice-président commercial de la société cubaine Habanos SA !
Ajoutons que Villiger est aussi, à travers la succursale 5th Avenue Products, l’un des quarante-huit distributeurs de havanes dans le monde et fournit ainsi l’Allemagne, l’Autriche et la Pologne. Le vieil homme, patron de cet empire, n’a pourtant aujourd’hui que des questions quand on lui parle d’avenir :
« Que deviendra le tabac dans le monde de demain ? » Et surtout : « Qu’allons-nous faire du cigare ? » Quant à la poursuite de l’aventure Villiger, elle sera assurée par les futurs actionnaires : « Mes quatre enfants hériteront de mes actions. Nous sommes une société anonyme. Même s’ils ne sont pas intéressés par le tabac, ils tiennent à ce que le capital reste dans la famille.
J’ai quatre-vingt-sept ans. Je n’ai pas de problème de santé, mais je ne serai pas toujours là pour vous en parler », conclut-il, élégamment fataliste.
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